Inukjuak, Nunavik, Grand Nord du Québec.
Nous sommes en mars. Il est 17h00. Le soleil est déjà couché depuis belle lurette dans la toundra du pays des Inuits. Infirmier de dispensaire dans le village d’Inukjuak, je sors de la clinique après une longue journée de travail. Premier réflexe du kiteux en moi : je me rend au bord de la banquise, anémomètre en main pour prendre une mesure du vent. 18 nœuds. Parfait. Ce qui l’est un peu moins par contre, c’est qu’il fait -55 degrés celcius avec le facteur vent. Le froid arctique me mordille cruellement les joues et le nez. Peu importe, quand un kiteux a besoin de sa dose, y a pas grand chose qui peut l’arrêter.
Je cours chez moi pour chercher mon matos, avale une barre granola avec un verre de lait, puis me rend directement au milieu de la banquise de la baie d’Inukjuak. Tout autour s’étend l’infini glacé du monde polaire. Malgré la pénombre, je peux distinguer une bonne partie du vaste paysage. Les lumières du village se reflètent sur la neige et la glace de la baie. Au loin, je peux voir un renard arctique courir vers les iles dénudées, sans doute en chasse d’un maigre butin qui lui permettra de survivre à l’hiver. La neige durcie de la banquise craque sous mes pas. Sous cette neige, un monde invisible se déploie : le courant de la rivière Inukjuak qui charit ses eaux glaciales sous les quelques pieds de glaces. J’étends mon kite à caisson sur ce lit immaculé en me disant combien se serrait pénible de gonfler un boudin dans un froid si mordant.
Le kite se gonfle seul avec le vent et me voilà glissant à vive allure dans la toundra. Je me convaincs de ne pas m’éloigner trop à cause des risques de rencontrer un ours polaire. Je fais quelques allez retours entre les collines éparpillées du côté Sud de la rivière glacée et les abords du village. Ma lampe frontale éclaire ma progression sur la banquise lézardée de craquelures bleutées. J’ai l’impression d’être le seul homme sur Terre. Tout ce qui s’étend devant moi est la glace, la neige et les rochers épars de la lande arctique. Si la toundra est un désert, j’en suis le bédouin qui le parcoure, nomade improbable, explorateur aérotracté du cercle polaire. Tout ça me monte un peu à la tête. Cette beauté sauvage. Cette cathédrale frigorifique s’étendant aux confins de la Baie d’Hudson. Je suis sur un des ces High indescriptibles que peut procurer le kitesnow. Une impression de glisser sur de la ouate. J’ai rejoint la rive Sud de la rivière et progresse vers le haut d’une colline. La neige est plus mollasse et rend la glisse plus moelleuse, ce qui me permet de faire des mouvements plus amples, voir même de creuser cette belle mais rare poudreuse qui se cache dans les vallons de la toundra. En dévalant une colline, je surprends un lièvre arctique qui décampe en me voyant. La pauvre bête est affolée. Elle ne sait pas dans quelle direction déguerpir. D’un côté il y ce drôle de bipède cagoulé qui file vite sur sa planche, de l’autre cet espèce de gros objet volant, ressemblant à un oiseau de proie, qui monte et descend à quelques pieds de sa tête. Le lièvre zigzague donc sur quelques centaines de mètres entre le kiteux et sa voile pour finalement se cacher derrière un rocher.
Après une session de deux heures, je reviens vers le village, épuisé et transi. En retournant chez moi, j’aperçois de longues trainées luminescentes dans le ciel polaire. Elles semblent danser. Je lève le yeux, prend une grande inspiration en pensant à ce concept bien particulier de la culture Inuite : l’Isuma, ou l’âme de toute chose. Je me dis qu’il y a indiscutablement de l’Isuma ou de l’âme dans le kite.
