Bonne lecture !
Kuujjuaq, Avril 2020, 10 :00
En ce jour d’Avril, la météo s’annonçait plutôt bonne. Les prévisions météo nous offraient pour toute la journée une plage de vent soufflant autour de 12 nœuds avec des rafales à 18 nœuds avec un ciel couvert. À ce moment de l’année, on a déjà récupéré une bonne partie de luminosité étant donné qu’on est déjà dépassé l’équinoxe. Donc, pas pressé pour un sous, je repousse un brin mon départ pour aller faire du kite-ski au Lac Stewart. J’espère ainsi profiter d’un gain de quelques degrés Celsius.
J’arrive au Lac vers 11 :30, et à voir les buissons danser, on dirait bien que le vent va être bon. Je sors mon vieil anémomètre et prends une lecture question de choisir la bonne dimension de voile. La pastille s’élève dans le cylindre gradué et va s’installer pile à 15 nœuds. Je garde mon bras en l’air une minute et ça oscille toujours autour d’une moyenne de 15 nœuds. Soit en plein dans les prévisions.
Considérant la stabilité prévue du vent tout au long de la journée, je choisis ma voile Ozone Sub-Zéro 11 m puisque 15 nœuds se situe est en plein en milieu de sa plage de service. Sans perdre de temps je déploie ma voile, vérifie mes lignes, m’assure du bon fonctionnement du système de sécurité, réarme le tout et décolle. Wow, ça roule vraiment bien et je tire des traversées d’un côté à l’autre du lac pendant une bonne demi-heure. Puis, le vent faiblit, puis faiblit encore, et encore pour cesser complètement de souffler au bout de 10 minutes. Même le drapeau qui est planté au sommet d’une petite colline avoisinante demeure bien collé sur le mat. Immobile. Je suis subjugué. Les prévisions météo n’annonçaient pas de diminution significative de toute la journée !
Je ne comprends pas. En plus, Galarneau se pointe dans un ciel qui s’est complètement dégagé au-dessus de moi. Cela m’étonne d’autant que la météo prévoyait un couvert nuageux toute la journée et sans d’éclaircie.
Bon, quoi qu’il en soit je suis planté au beau milieu du Lac et il ne souffle plus un brin. En même temps, il fait passablement doux et le soleil me chauffe la couenne. En vrai il ne fait pas si chaud que cela mais comme je sors des mois de Janvier et Février, j’ai la couenne endurcie par les -30 à -35 C qu’on y connaît durant ces mois. Ouais, endurcie par toutes les fois où je sors en Kite jusqu’à -26 degré Celsius au thermomètre, auquel se soustraient plusieurs degrés attribuables au « fear factor » éolien tant prisé par nos médias. Par comparaison, c’est une température suffisamment confortable pour rester à glander un moment au soleil et je décide de m’étendre sur la neige. Mon kite est bien tranquille au sol, comme moi, et j’attends en espérant que les prévisions de vents n’aient pas été complètement à côté de la plaque.
Je reste donc comme cela, tranquille, pendant environ une demi-heure et le drapeau en haut de la butte, se soulève un brin, de temps à autre. J’attends encore et le drapeau continue de nourrir mon espoir en se relevant à chaque fois un peu plus haut et en tenant en l’air un peu plus longtemps à chaque fois. Encore quelques minutes plus tard, je sens la brise sur mes joues. Petit à petit, ça continue d’augmenter, au point où j’estime pouvoir décoller ma voile sous peu. Je me lève donc et m’assure que mes lignes sont bien démêlées. Tout est beau, j’attends encore quelques minutes et hop ça décolle, ça vole mais pas assez pour me tracter! Bon, je me dis tout de même que je n’aurai peut-être pas besoin de me farcir le lac à pied pour retourner au stationnement et je patiente avec cet espoir en tête. Soudain, ça se met à avancer … et sur un joli temps à part ça. J’estime que le vent a déjà bien atteint les 15 nœuds, puis me lance dans une longue traversée. Wow ça roule solide. Puis arrivant au moment d’entamer mon virement de bord j’ai l’impression que ça forcit encore. Je tire mon trim au maximum et effectue un virage en puissance, puis repart dans l’autre direction quand soudain ; je suis soulevé dans les airs ... contre mon gré !!!
Je vole et ne vois absolument rien. Tout est blanc. Je réalise que je suis dans un nuage de neige soulevé par la bourrasque. Je ne sais pas à quel hauteur je suis. Je ne vois ni horizon, ni sol, ni quoi que ce soit d’ailleurs. En même temps que j’ai salement peur, j’ai le réflexe de choquer ma voile de manière à minimiser autant que possible mon temps de vol et le gain d’altitude. J’espère en même temps, avec cette manœuvre, mettre les conditions favorables pour garder une assiette verticale. Bien que ne voyant toujours rien et continuant de voler dans le nuage de poudrerie, je me dis que je suis vraiment dans la marde. C’est complètement fou. Puis je me ressaisis. Rapidement je me dis que je vais finir par toucher sol … à un moment ou à un autre. Forcément ! ... Et que, ne voyant rien, ça risque de cogner dure. D’autant que je n’ai aucune idée de la vitesse ni avec quel angle d’incidence je vais reprendre contact avec le sol. En une fraction de seconde j’imagine la stratégie suivante apprise lors de mon unique saut en parachute : au premier contact avec le sol, 1) Je relâche toute tension dans mes membres, puis 2) je me laisse rouler sur le côté en espérant, sans le savoir que ce serait néanmoins les pieds qui toucheraient sol en premier, et immédiatement une fois allongé au sol, 3) j’active ma sécurité pour éviter d’être tracté sur je ne sais trop quelle distance.
Je ne vois, toujours rien, bien que toujours en vol. J’attends mon retour, imminent, sur le plancher des vaches avec un mélange de peur, de nervosité et de calme résigné à ma fâcheuse situation et habité d’une détermination féroce à suivre à la lettre mon plan d’atterrissage d’urgence, dont je répète, en continue, mentalement, la séquence.
Contact ! Roulé-boulé tel que prévu. Je suis sur le sol et pendant que mon kite me tracte déjà, j’active immédiatement ma sécurité. La cinquième ligne fait son travail, le kite se plie en accordéon et tombe au sol. Ouf ! Je prends contact avec mes membres. Tous les morceaux semblent là et dans un état de fonctionnement correct à première vue. Je me relève et complètement éberlué par ce qui vient de m’arriver je plie mon matériel au plus sacrant puis marche vers mon véhicule, sain et sauf, bien qu’ébranlé.
En chemin vers la maison, je suis habité par tout un mélange émotionnel : J’ai les jambes complètement molles, ce qui pour moi est le signe d’une sale frousse. Je suis également habité d’une joie et de toute une surprise de m’en être sortie indemne. Puis une autre part de moi vit tout cela avec une forme de sérénité et même de fierté. Oui, fier de constater ma réaction lorsque j’étais en l’air et des choix salvateurs que j’ai fait sans céder à la panique, bien la peur était éminemment présente. Et en même temps rempli d’incompréhensions concernant l’écart entre les prévisions météo qui s’annonçaient stables pour toute la journée et la réalité que j’ai rencontrée. Tout un écart !
Arrivé à la maison, ni une ni deux, je saute sur mon ordinateur. Ouvre Firefox, clique l’onglet Windfinder.com dans mes favoris. J’accède à la section prévisions et à mon grand étonnement rien n’a changé depuis le matin. Rien ! Puis j’accède à la section carte … et là ! Tout la lumière se fait dans mon esprit.
Le système météo de la journée était une grosse dépression qui glissait lentement vers le nord avec des vents particulièrement uniformes dans tout le système … sauf en son centre et à la périphérie sud de son œil. Ouais ! C’est en plein ça l’explication. L’œil du cyclone est passé juste à l’endroit où j’étais sur le Lac. Le cœur du système était relativement petit. ce qui explique qu’il est passé sur le Lac en peu de temps, soit environ 45 à 60 minutes. Puis l’autre bord, ça soufflait, pas en malade, mais juste un peu plus fort. Suffisamment plus fort pour soulever un nuage de neige et m’emporter avec lui.
C’est aventure a été très constructive pour moi. D’abord, en plus de regarder les prévisions météo, j’ai pris l’habitude systématique de regarder la carte météo avant de partir pour avoir une meilleure vue d’ensemble de ce qui est susceptible de se passer. Puis ensuite, ne pas céder à la panique. Plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens. Ce qui semble avoir été déterminant pour moi dans cette histoire c’est d’avoir reconnu que j’étais dans la marde avec très peu d’options significatives pour m’en sortir et immédiatement me concentrer sur le peu qui était à ma disposition et tout mettre en œuvre pour m’y tenir.
Dans un accident, tout se passe très vite, on réfléchit à une vitesse ahurissante et en même temps, le temps donne l’impression de s’étirer. J’étais une fois de plus seul sur le Lac à ce moment-là. Personne n’a été témoin de ma disparition dans un nuage de neige et je n’ai pas de mesure objective du temps qu’a duré mon vol aveugle. En même temps, j’ai l’intuition que c’est de l’ordre que de quelques secondes, 10-12 tout au plus, probablement moins.
Je n’ai malheureusement pas pris d’image du système météo qui est passé sur Kuujjuaq ce jour-là. Néanmoins, il ressemblait un peu à celui ci-dessous, avec, au cœur du système, un œil plus petit et des vents plus constant dans le reste système sauf en son centre où les vents sont nuls par définition et à sa périphérie Sud où ils étaient plus forts que dans le reste du système.
Je ne sais pas si l’aphorisme suivant attribué à Nietzsche est toujours vrai : « Ce qui ne me tue pas nous rends plus fort ». Néanmoins dans ce cas précis, cette aventure dont je suis sorti indemne m’incite à être plus prudent et humble face à la précarité de la vie.
Soyez prudents mes amis et bons vols !
